Seuls au monde au Népal
A une semaine de notre départ à 2 pour 5 mois d'Himalayisme (et la veille de partir s'acclimater un peu en Suisse), le Népal annonce durcir sa procédure d'attribution de visa à l'arrivée à l'aéroport. On ne parle pas encore de confinement mais les restrictions soumises aux voyageurs étrangers dans certaines parties du monde semblent se multiplier. Un coup de fil à notre compagnie aérienne nous apprend que l'on peut changer à peu de frais notre billet. Il nous reste 3 jours pour atteindre le Népal avant de se faire refouler, dès lors pour nous cela coule de source, FEU !
Glacier entre camp 1 et camp 2 du Chulu East
Clément, qui sent aussi le vent tourner et devait nous rejoindre un mois plus tard pour l'expédition collective au Tilicho (7134m), demande à partir avec nous ; nous serons donc 3. Le lendemain matin, sur un autre vol, il se fait refouler à l'embarquement à Paris eu égard à la notice du gouvernement népalais interdisant aux français d'entrer sur son territoire. Or celle-ci a été modifiée dans la nuit et ne s'applique que dans deux jours. J'imprime la nouvelle notice, appelle le ministère des affaires étrangères pour qu'ils mettent leur site à jour, essaye de joindre le consulat népalais en France : une course contre la montre s'engage et nous partons à l'aéroport motivés mais sans grande garantie de succès... A l'aéroport de Lyon, bien vide, je prends la température : effectivement les compagnies vérifient la destination finale des passagers et en fonction de cela les font embarquer ou non. Je me rends à la police des frontières et à l'administration de l'aéroport pendant qu'Emilie explique le changement et l'erreur sur la notice népalaise au comptoir. Deux heures plus tard un briefing est organisé entre les équipes au sol, nous avons nos cartes d’embarquement et on nous remercie même pour nos éclaircissements précis sur la circulaire ! Grâce à nous, de potentiels voyageurs pour le Népal vont pouvoir embarquer. Immense satisfaction et coup de fil à Clément qui retentera sa chance demain sur un autre vol !
On peut se demander à la lecture de ce récit pourquoi cet entêtement à vouloir rejoindre le Népal à tout prix. Mais le 11 Mars, pas grand monde ne pouvait prédire qu'une bonne partie de la planète allait être confinée, c'était impensable et personnellement je pensais plus à une fermeture de frontières et une impossibilité de se déplacer temporaires. D'autre part ce projet était préparé depuis un an (300 heures de travail) et planifier de partir 5 mois en expé est une expérience unique dans une vie à laquelle je n'étais pas prêt à renoncer. De plus j'avais connu des situations qui me semblaient bien plus compliquées : la fermeture de l'espace aérien avec l'épisode du volcan islandais en 2010, une frontière fermée en Afghanistan en 2012, et même une fatwa en 2007... à chaque fois on avait réussi à aller au bout du projet, à force d'obstinations.
Le lendemain de notre arrivée, premier coup dur : les permis d'expéditions sont annulés jusqu'au 30 Avril. A cet instant on pense plausible que cela ne perdure pas après cette date, ce qui sauverait notre ascension sur l'Himlung Himal. Pour le Tilicho c'est déjà l'annulation. Les permis de treks sont interdits aussi, tout comme ceux des trekkings peaks, sauf ceux qui ont déjà été attribués : c'est le cas pour seulement 2 équipes, dont une déjà partie sur l'Ama Dablam. Concrètement, à trois heures près nous étions bloqués à Katmandou. Là on peut encore partir sur des plans B (Pisang Peak, les Chulus) et nous allons avoir le Népal quasi pour nous, incroyable ! Clément arrive par un des derniers avions autorisés à atterrir, inquiet de devoir repartir aussitôt, et on l'informe des dernières nouveautés. Je prépare toutefois les bidons pour le Tilicho au cas où la situation évolue positivement et que l'équipe complète puisse venir, mais c'est uniquement par acquis de conscience.
Monastère
Départ pour le trek du tour de l'Annapurna, nous croisons des trekkeurs qui rentrent, d'autres déjà partis et espérant finir leur trek, mais c'est bien bien calme pour une vallée qui accueille habituellement beaucoup de touristes. Nos porteurs sont euphoriques, leur travail de la saison est sauvé, et notre agence se réjouit : l'Everest est annulé, mais ils ont la chance d'être une des trois agences qui auront néanmoins du travail ce printemps. Je n'aurais pas imaginé le Népal prendre cette décision et pourtant à cet instant je trouve cela assez intelligent et pertinent, surtout au vu de la date de fin d'interdiction (fin Avril) qui permet de freiner l'arrivée du virus mais permet aux expéditions de décaler leur venue sans devoir tout annuler... En France, le confinement vient d'être annoncé.
Notre camp de base du Pisang
1er sommet planifié : le Pisang, un sommet pas si facile, et dangereux.
Pas de sherpas et pas de corde fixe pour nous, et de loin l'itinéraire n'est pas en conditions optimales : pas mal de neige, dalles non sèches... C'est la 1ère tentative sur un sommet himalayen pour Emilie et Clément, pas mal de choses donc à leur transmettre et je sens le poids des responsabilités sur mes épaules.
Après un camp d'altitude installé, et un début de reconnaissance, Emilie ne se sent pas assez acclimatée et nous laisse entre mecs pour la tentative du lendemain. Très vite, arrivés sur l'arête et un contournement d'un gendarme à passer pour atteindre une brèche, c'est laborieux. La neige roule sous mes pas, le rocher est pourri... je vois la suite et fais demi-tour vers Clément. Un simple et laconique "on va se tuer..." sonne la retraite. Ce n'est pas bien grave, on a commencé le processus d'acclimatation et pris nos marques (gestion du mal de tête, faire une plateforme pour la tente, faire chauffer de l'eau, préparer le repas, faire la trace...) et d'autres sommets nous attendent : Next !
Camp d'altitude au Pisang face à la chaîne de l'Annapurna
Redescente dans la vallée, et montée vers notre prochain camp de base où nous allons rester un certain temps, au pied du Chulu Far East et du Chulu East. Le vallon est magnifique, et le cheminement pour monter au camp de base à 4800m est astucieux, contournant deux gigantesques cascades (encore en glace). Arrivés sur une sorte de plateau suspendu, la neige est bien présente, et la progression compliquée pour nos sept porteurs : nous posons nos sacs et effectuons quelques aller-retour pour les soulager un peu de leurs charges. On a beau être habitué, c'est toujours assez hallucinant de voir ce qu'ils sont capables de porter. On installe le camp mais il commence à être tard, or il leur faut au moins deux bonnes heures pour redescendre et nous sommes inquiets qu'ils partent dans le froid et la nuit. Finalement ils prennent la décision de rester là pour la nuit, en dormant dans la tente cuisine. Culpabilisant, je leur laisse un duvet, mais au petit matin, souriants, ils ne paraissent nullement traumatisés. Les vrais montagnards, ce sont eux, qui ne font fi des quelques aléas comme le froid ou la neige (hop, un sac plastique dans les chaussures pour se protéger de l'humidité). Nous, nous ne sommes que des touristes !
Emilie sur le glacier des Chulus
2ème objectif, le Chulu Far East, à 6091m. Pour cela nous montons établir un camp 1 au pied mais en retrait d'une pente menant à un petit col. Clément porte les fanions que l'on a confectionné, je suis devant et lui indique où les poser. J'adore ces moments en expé, ceux où l'on découvre pour la première fois l'environnement dans lequel on va passer plusieurs jours, où il faut faire sa trace en devinant l'itinéraire, en anticipant les problèmes (avalanches, l'égarement en cas de brouillard, etc) : c'est sauvage (nous ne devons compter que sur nous-mêmes) et éloigné des courses dans les Alpes où l'on dispose de topos et de cartes précis. Dans notre cas, j'essaye de prendre une direction qui lisse l'inclinaison de la pente, mais l'itinéraire est facile à déchiffrer.
On arrive sur un petit plateau, un grand cairn marque certainement l'emplacement classique du camp 1, mais je préfère aller plus loin au pied du col. Nous creusons de profondes plateformes pour nous protéger du vent, le lieu semble bien protégé des chutes de pierres et d'éventuelles avalanches, nous sommes bien installés, en tous cas pour cette nuit on ne craint rien ... Pourtant, lors de notre 3ème et dernière nuit ici une semaine plus tard, une écaille plus grande que la main et partie de la tour longeant le couloir dévalera la pente de neige et par ricochet traversera l'abside de notre tente de part en part dans une détonation qui claquera comme un coup de fusil. A 50cms près, Emilie la prenait en pleine tête, et c'était la catastrophe... Erreur de jugement qui prouve encore une fois l'engagement et tous les risques présents continuellement en expé qui ne peuvent être totalement écartés (c'était pourtant la nuit et il faisait froid).
Départ pour le Chulu Far East
Le lendemain tout le monde est en forme et nous montons au col nous équiper. La neige a bien collé aux pentes de glace et le début de la montée devrait être en bonnes conditions. La pente est assez raide mais pas assez pour justifier de tirer des longueurs ou de s'encorder court pour retenir de suite le partenaire. Les crevasses sont par contre plus sournoises, c'est le risque majeur à éviter donc j'opte pour un encordement très long qui peut surprendre mais se justifie dans cette configuration. Pour tout le monde : chute interdite, donc attention à la glace qui peut être présente sous les crampons, cachée par une pellicule de neige dure.
A mi-parcours, un passage de 50m plus raide en glace, on tire donc une longueur en utilisant un pieu planté dans la glace (depuis lequel pend une vieille corde fixe). Cela me rend ici service mais je n'ai jamais compris pourquoi on peut trouver autant de cordes fixes en Himalaya sur certains sommets (j'en reparlerai dans un billet d'humeur).
L'altitude se fait sentir et même si la course n'est pas difficile elle requiert une attention continue qui me pompe de l'énergie : vigilance et tension nerveuse m'épuisent, je n'avance plus (derrière ils étaient en meilleure forme !). Les derniers cent mètres se font pas à pas.
Enfin j'arrive sur l'arête sommitale : de vieux drapeaux tibétains volent aux vents, c'est l'endroit où tout le monde s'arrête. A droite, au bout de l'arête de 30m une petite pointe de neige dépasse de quelques mètres, le vrai sommet. Je commence à m'y diriger à califourchon tout en observant la corniche monstrueuse qui s'y trouve, non, ce n'est pas raisonnable de jouer aux puristes. Je me tourne vers Clément plus bas qui me fait un signe que j'interprète comme un signe de croix, on s'arrête là (en fait au camp de base il m'indiquera qu'il me faisait juste le signe du sommet pour me demander si on était arrivés). Sommet pour nous trois !
1er Rappel sur le Chulu Far East
Pas le temps de traîner, redescente par le même itinéraire, avec rappels dans les parties raides, sur abalakov ou en utilisant un pieu un peu grinçant emprisonné dans la glace !
Arrivés au col, on avait beau lui dire de ne pas nous suivre, notre cuisinier, ses mini-crampons aux pieds nous attend avec du thé, et son second est dans la pente en dessous, en mauvaise posture, sans piolet, sans crampons ... Je descends lui donner un bâton mais ce n'est pas trop l'endroit où venir faire une petite balade !
On s'équipe
On redescend au camp de base dans la purée de pois, le timing était un peu serré mais nous sommes tous les trois très contents de ce premier succès.
Après un peu de repos nous repartons dormir au camp 1, avec le matériel à utiliser pour le camp 2 (une tente de 3 places, un réchaud, la nourriture pour trois jours, etc), que l'on positionnera au pied du Chulu East (un sommet bien moins souvent tenté), après avoir passé le col et redescendu un vaste glacier.
Le lendemain les conditions sont bonnes, le glacier est vraiment bien bouché, on ne brasse pas excessivement, et les pentes au-dessus qui mènent sur l'arête du Chulu East ne semblent pas trop chargées malgré les chutes de neige des jours précédents. Nous changeons notre stratégie initiale qui consistait à positionner nos tentes comme camp 2 au niveau de l'arête ou à mi-pente sur un replat. En bas du glacier nous perdrons moins d'énergie en portage et l'emplacement facilitera le démontage du camp.
J'estime à 3h30 le temps nécessaire pour rejoindre l'arête et vise un départ à 2h du matin, pour atteindre l'arête au lever du jour et attaquer le long, long faux plat de 400m de dénivelé qui mène au sommet. Clément et Emilie sont plutôt pour un départ à minuit, j'obtempère.
Lever minuit (de toutes façons je ne dormais pas), temps clair comme prévu, je m'équipe rapidement. Pas de crevasses sur cette paroi, pentes modérées, il n'est pas nécessaire de s'encorder et il est préférable que je parte devant pour trouver l'itinéraire afin de ne pas perdre de temps. De plus à faire la trace ils devraient me rejoindre avant la partie plus raide. C'est parti pour la plus belle nuit passée en montagne durant ce voyage. L'itinéraire est tel que vu du bas hier après-midi : pente assez douce jusqu'au gros rocher, traverser ensuite vers le replat, rejoindre la petite arête en haut à droite. A gauche, le couloir emprunté par la seule équipe dont j'ai pu lire un récit, et équipé d'une corde fixe mais c'est raide. Je n'y vais pas et monte sur l'arête, pensant emprunter un couloir plus vaste à droite, observé aux jumelles. Perdu, c'est trop raide pour le rejoindre, je redescends donc et remonte 50m plus loin, vers la base du pilier qui sépare les deux couloirs. Derrière, j'aperçois les frontales de Clément et Emilie, ça suit sans problème.
La neige poudreuse me fait hésiter, la pente du couloir est suffisamment inclinée pour qu'une coulée parte dedans, le pilier en lui-même est tentant mais il faudrait la corde, je décide alors de longer doucement les rochers en traversée puis de monter tout droit dans la neige. Je brasse pas mal et prends des précautions qui me font perdre du temps. Clément arrive alors et me hurle "Arnaud, t'es bientôt sorti ?" "30m et on arrive sur l'arête !". En fait, en arrivant sur l'arête je constate que ce n'est qu'une arête secondaire. Une petite arête de neige perpendiculaire se trouve devant moi, qui surplombe le couloir raide de gauche (plus direct, que l'on empruntera peut-être à la descente), et à droite le large couloir de droite. Je vise tout droit dans du mixte facile, toujours pour éviter les pentes de neige. Là-haut, je rejoins enfin l'arête à 6000m. 3h30. Le vent me cueille, mes pieds ont un peu froid, je fais les cent pas en les attendant puis me dirige vers l'arête neigeuse qui mène au plateau, pour repérer le départ. Il fait trop sombre et c'est plaqué, m...e. Clément arrive, il s'est un peu gelé les doigts au départ, Emilie a très froid aux pieds et s'inquiète de possibles gelures. Je demande qui a la pelle pour faire un trou le temps d'attendre le jour. Incompréhension entre nous, personne ne l'a. L'ascension s'est jouée ici, ou plutôt elle s'est jouée plus bas, nous sommes partis trop tôt.
Lever de soleil sur le Chulu East, magique !
On patiente un peu, on boit, on bouge les pieds, une heure et demie à tenir comme ça avant que le jour ne se lève. On s'encorde finalement dans la pénombre et je commence à traverser, de petites plaques partent, mais c'est gérable. 50m plus loin on est au niveau du crux de l'ascension, 100m de fil aérien en neige, encordement obligatoire, il va falloir bien réfléchir à se protéger efficacement, et bien voir aussi. Demi-tour le temps que le jour se pointe. Et à 5h30, le spectacle qui s'offre à nous est sublime. La vue sur la chaîne de l'Annapurna, le Mustang au loin, le Chulu Central de l'autre côté du vallon, le sommet juste en face, la longue arête neigeuse qui y mène, le plateau en dessous, l'arête de rocher derrière... l'instant est magique. Et c'est l'heure pour nous de redescendre, la seule décision qui s'imposait. J'ai pensé continuer tout seul, mais sur le plateau il y a des crevasses, et cette arête sur les cent premiers mètres est vraiment dangereuse, glissade interdite. Je ne me vois pas non plus les laisser seuls. On fera une autre tentative.
En altitude les sentiments, bons ou mauvais, sont souvent exacerbés. A la redescente, je m'arrête sur un petit éperon au-dessus du camp 2 que je n'ai pas envie de rejoindre. Je pleure dans mon coin... Pourtant, quelques heures auparavant j'ai vécu un grand moment : déchiffrer les passages, de nuit, presque "seul", sur une paroi himalayenne, sont des actions qui me procurent une grande joie. J'ai pris mon pied, comme lors de cette soirée de 2010 au Manaslu où j'avais fait camp 2-camp 3-camp de base seul pour aller checker le matériel endommagé après une tempête. Clément n'a pas l'air trop déçu, et ça me réconforte. Emilie me promet une autre tentative probablement à deux vu le début de gelures qu'a eu Clément aux doigts, heureusement sans conséquences.
Après plusieurs jours de repos au camp de base en attendant la bonne fenêtre météo nous repartons à deux vers le camp 2, en espérant que la tente soit en bon état. Du col on la voit enfouie sous la neige, et les pentes au-dessus sont plus chargées que lors de la 1ère tentative, mais allons voir ça. Arrivés sur place, il faut creuser, il y a de la neige fondue rentrée par dessous dans la tente (nous avions retiré la chambre intérieure), mon duvet est sur une île flottante mais quasiment sec ! L'après-midi est consacré au rafistolage et au grignotage. Je pars dans la pente tester un peu la neige, c'est stable et rassurant. Le soir arrive et Emilie est prise d'une crise d'angoisse, un mal des rimayes... Comme je dis souvent, "on ne va pas en montagne comme on va au cinéma, si l'un ne le sent pas, il faut l'accepter". Notre 2ème tentative est annulée. A 2h je ne dors toujours pas, la nuit est claire et éclairée, l'envie de partir seul me travaille... Emilie me fait promettre de rester, les dés sont jetés, personne ne fera le Chulu East cette année. Next !
Nuit sur le Chulu East, fin des raideurs
Seulement la suite, c'est une redescente dans la vallée puis direction le village de Manang pour atteindre le camp de base du Chulu West deux jours plus tard.
Entre temps nous avions appris que le Népal était confiné quinze jours mais notre cuisinier s'était rendu en vallée pour obtenir l'accord (verbal, sic !) de pouvoir continuer.
C'est donc bien sereins que nous prenons la direction de Manang le 14 Avril où nous nous faisons arrêter au poste de contrôle des permis de trek. Cela dure quelques heures, le chef du district se déplace à moto, le ministère à Katmandou est appelé puis le responsable de la police, furieux, débarque en faisant 25kms en jeep. Il passe un savon à notre responsable népalais (celui qui fait office de cuisinier). Je laisse celui-ci gérer les négociations et me tiens à distance, trop confiant. La sentence tombe, nous n'avons pas le droit de rejoindre notre camp de base et devons rester confinés dans un lodge. Je demande alors la parole et tente un baroud d'honneur sans succès. On m'explique que mon visa expire début Juin et que j'aurais le temps de grimper après le confinement, que tout ceci est pour ma sécurité. Je réplique que rester dans un village au milieu de la population versus être seuls à un camp de base n'est pas une bonne idée, pour personne. Mais inutile d'insister, on a eu beau courir après le temps il nous a rattrapé !
Confinement souple au Népal ... Vallée du Manang
Deux jours plus tard une délégation se déplace pour venir nous tester au coronavirus, nous sommes l'attraction du village et les seuls testés bien évidemment. Puis les événements se précipitent : le confinement (et la fermeture des aéroports qui s'en suit) est prolongé de 10 jours. Un 3ème et dernier rapatriement organisé par l'ambassade française est alors prévu le 2 Mai. Clément, très satisfait du périple, décide à juste titre de se rendre à Katmandou en jeep avec les deux derniers européens présents dans la vallée pour le prendre, dès l'autorisation accordée par le chef de district.
Emilie et moi voulons rester, espérant une sortie de crise avant la fin du mois mais la nuit qui suit est difficile, je rumine et me demande si je ne joue pas avec le feu, en risquant d'être bloqué ici tout l'été... Puis c’est la douche froide, le confinement est prolongé de 15 jours à minima. Nous renvoyons alors nos porteurs et notre responsable népalais chez eux, et effectuons quelques randonnées aux alentours pour garder un semblant d'acclimatation.
Malgré l'interdiction officielle de se déplacer, notre confinement est assez souple... On monte dormir à l'Ice Lake (4600m) deux fois, on repère l'accès en direction du col du Tilicho, et on pousse même le masochisme à aller jusqu'au camp de base du Chulu West. Les conditions paraissent bonnes, et Emilie se doute que je fomente quelque chose. En effet je lui annonce que j'irai là-bas, seul ou à deux, et lui laisse quelques jours de réflexion.
Ces déplacements ont permis de tester d'une part la réaction de la population, qui nous a accepté, nous reconnaît même dès notre passage ("vous devez être les deux français bloqués à Manang ?"), et d'autre part la réaction de la police, qui vient nous voir quatre fois pendant notre absence mais à chaque fois repart rassurée, sans se lancer à notre recherche. Rassurée par les propos de notre logeur qui leur indique que l'on est parti se promener au lac glaciaire à la sortie de la ville...
La situation est étrange, avec une autorisation de la Népal Mountaineering Association (NMA), du ministère du tourisme, mais une interdiction de la police. Nous ressentons comme une certaine injustice : la population elle-même prend de grandes libertés avec l'interdiction de se déplacer, nos permis sont payés (mais non remboursables), nous sommes en règle, la mousson arrive (le temps presse) et l'on ne peut pas aller sur notre sommet. Je sollicite les autorités pour avoir une autorisation écrite de continuer mon parcours (une fois le confinement terminé) et un échange avec la NMA via mon agence népalaise à Katmandou me confirme officieusement que je peux me rendre au camp de base et plus si affinités, sous réserve qu'il ne m'arrive rien et qu'en cas de problèmes on ne me soutiendra pas. Ça tombe bien, en ayant loué les services d'un cheval et de son maître, nous sommes déjà en route !
Celui-ci nous demande quel sommet nous allons faire, je lui réponds en souriant que nous souhaitons juste prendre l'air au camp de base, et nous lui donnons rendez-vous dans cinq jours au même endroit. Personne n'est dupe mais alea jacta est, nous serons seuls au Chulu West !
Camp de base du Chulu West
Notre stratégie est la suivante : nuit au camp de base à 4700m, nuit suivante en déplaçant notre tente pour installer un camp 1 au col neigeux à 5100m, puis un camp 2 à 5400m après les difficultés rocheuses, et aller-retour sommet. Cela implique de monter chargés, certes, mais progressivement. Et puis la montée dans les rochers en se protégeant avec des coinceurs va prendre du temps, car nous comptons ne pas toucher aux possibles cordes fixes qui seraient restées en place.
Les actualités annoncent pour Jeudi une tempête himalayenne due au cyclone Amphan venu du golfe du Bengale (120km/h et 80cms de neige) qui empêchera la seule expédition (chinoise) présente à l'Everest côté Tibet d'effectuer une tentative. Pourtant à Manang trois jours auparavant je n'avais rien vu de tel sur les modèles météo. Normal cela dit, un cyclone, c'est imprévisible. Or Jeudi, c'est notre tentative pour le sommet ! On verra bien, positive attitude, comme depuis un mois et demi...
Les deux premières étapes se passent bien, même si la grimpe avec les gros sacs est éreintante, et le rocher plutôt pourri. L'emplacement de notre camp 2 est agréable, au pied d'une petite cascade de glace, avec vue sur le sommet et l'itinéraire pour y accéder. Enfin, les itinéraires car on a trois options de visu pour y aller. La voie normale passe sur une bosse aérienne au départ d'après mes informations, mais après un léger repérage le glacier m'inspire plus. Il faut descendre de cent mètres, remonter un glacier chaotique mais dans lequel un cheminement se détache aux jumelles. Pas sûr que ça sorte plus haut sur le plateau mais ça vaut le coup de le tenter, l'idée de passer à vue me motive.
Camp 2 du Chulu West
Réveil 2h du matin, départ 3h. Nuit claire, dégagée, peu de vent, pas de trace de cyclone, tout cela ressemble fort à un "summit day" comme prévu. Et la remontée du glacier est idyllique : malgré la nuit, notre trace se faufile idéalement au milieu des crevasses et des petits séracs ; au retour, en pleine journée, on essayera de faire plus court, impossible, le cheminement était tout simplement parfait ! C'est une des plus belles nuits que nous ayons passée en montagne.
L'arrivée sur le plateau correspond au lever du soleil, c'est magique. On aperçoit l'Annapurna I et le Dhaulagiri d'un côté, la chaîne de montagnes frontière avec le Tibet de l'autre côté... La voie normale arrive de la droite et rejoint le plateau pour continuer en face : c'est ce qui paraît le plus logique. On opte pour une courbe à gauche pour rejoindre une bosse, sorte de large arête, qui rejoint la face plus haut. Cela rallonge peut-être la course d'une heure mais j'espère y trouver de la neige dure. Raté, c'est tout l'inverse. Et au moment d'arriver sur cette arête, je trouve une neige encore plus légère subitement sur quelques mètres, zut, serait-ce une creeee...vasse ? Ça y est, je suis tombé dedans. Mes bras dépassent et dessous une protubérance en neige collée à la paroi me permet de me redresser en y posant un pied. Emilie, de l'autre côté de l'arête, ne s'est rendue compte de rien !
Emilie sous le sommet du Chulu Far East
Nous avançons à un bon rythme, et en rejoignant la face, je suis euphorique, on va le faire ce sommet, lourd de symboles. Je fourre ma gourde dans mes vêtements, prends une barre, pose mon sac et demande à Emilie de faire de même, elle s’allège mais refuse de laisser son sac. Sans rien dire je repars mais très vite tout cela m'agace : cela fait 800 mètres que je fais la trace seul devant (à cette altitude c'est déjà beaucoup), que je donne le maximum, et la trace à mi-mollet à faire dans cette face me ralentit ; si Emilie peut se permettre de porter son sac plus lourd que le mien qu'elle passe devant... Arrivé sur une petite plateforme d'où débute l'arête finale j'écris en gros sur la neige "Laisse ton sac ou la corde ! ". Il n'en faut pas plus pour qu'Emilie me fasse signe qu'elle stoppe là, nous sommes à 6300m, cent mètres sous le sommet tout proche. Je me décorde et continue seul.
50m de dénivelé sur une pente assez large, puis deux crevasses remplies à passer à l'horizontale, puis une petite arête qui mène à une petite virgule de 50m de haut, cornichée avec une pente à droite bien bien raide qui plonge sur la moraine 1500m plus bas. Je passe les crevasses, la neige sur l'arête est bonne et stable, c'est très exposé mais pas difficile, moins dur que le passage sur l'arête au Chulu East : c'est tout à fait dans mes cordes. Seulement au vu de la situation actuelle, aucune prise de risque n'est acceptable, aussi bien pour un secours, qu'en cas de décès, pour Emilie, ou pour ma famille. Je n'ai pas le droit d'engager la viande, alors je regarde le sommet sans même essayer et je fais demi-tour instantanément. Il n'y aura pas de sommet. Il n'est que 8h, et même si je prévoyais de descendre tôt pour passer le glacier en neige bien gelée, nous aurions eu largement le temps de discuter, sortir la corde et y aller tous les deux. La réalité est que notre cordée est un peu convalescente, et nous nous sommes bêtement privés du sommet faute de communication.
Sommet du Chulu West, redescente
Malgré tout cette journée fut magnifique, et inespérée il y a encore quelques jours. On a fait ce qu'on avait à faire, sans prendre de risques par respect pour les autorités locales et pour ne pas déclencher de secours, et cette ascension sauve notre voyage. Autant partir après la tentative au Chulu East alors que j'y croyais très fort aurait été un échec cuisant à mes yeux, surtout suivie d'un confinement, autant finir le voyage sur cette ascension quasi complète est une belle réussite. De plus Emilie dont c'était la première vraie expérience en Himalaya a beaucoup appris et cela lui servira l'année prochaine.
Le 4 Juin, nous rentrons en France par un charter imprévu à destination de Doha (malgré la fermeture de l'aéroport) : à l'intérieur, des népalais, et quelques européens qui étaient restés bloqués à Katmandou. Notre vol pour le Pakistan est annulé par la compagnie, mais l'essentiel a été sauvé, et le timing était quasi parfait : nous aurons vécu une belle aventure, et évité un confinement en France qui nous aurait déprimé. Nous avons réussi à être les seuls alpinistes présents au Népal après la mi-Avril ! Toutes mes affaires ont dû être laissées à Katmandou, le voyage au Pakistan est payé et reporté à l'année prochaine, tout comme l'expédition au Tilicho (7134m) : 8 places, un remplaçant à trouver, vous pouvez postuler.
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